Au coeur de deux expositions majeures organisées dans le cadre de l’année Proust en 2022 (Marcel Proust, un roman parisien au Musée Carnavalet et Marcel Proust, du côté de la mère au Musée d’art et d’histoire du judaïsme ), la peinture que je m’apprête à évoquer ici est plus connue pour son modèle que pour son auteur. C’est en effet la mère de Marcel Proust, Jeanne Weil (1847-1905),qui est représentée dans ce portrait daté de 1880. On sait combien elle fut importante dans la construction de l’homme de lettres et dans son épanouissement comme l’un des plus grands écrivains de son époque.
En revanche, la peintre Anaïs Beauvais est restée une quasi-inconnue. C’est en faisant quelques recherches au retour de ma visite de l’exposition du musée Carnavalet que je me suis aperçue qu’elle ne bénéficiait d’aucune vraie biographie. Pourtant, c’est une peintre qui a eu une solide formation, a exposé à de nombreuses reprises au Salon et bénéficiait d’une bonne position dans la société à la fin du XIXe siècle. J’ai donc voulu en savoir un peu plus sur cette artiste pour comprendre son parcours et aussi les raisons de son oubli.
Artiste femme et femme du monde
Anaïs Beauvais est le nom d’artiste de celle qui naît Modeste Amandine Pierrette Théolinde Lejault en 1832 à Flez-Cuzy dans la Nièvre. Elle se marie très jeune à un avocat parisien, Louis-Michel Beauvais (1823-1884), qui semble avoir des liens avec le milieu artistique, notamment le sculpteur Auguste Clesinger (1814-1883) dont il a géré le divorce. Femme du monde, sans enfant, elle reçoit dans son salon toute la haute société parisienne. Naturellement douée pour la musique et le dessin, elle prend des cours dans ces deux disciplines, pour atteindre un niveau professionnel.
Après avoir suivi l’enseignement du peintre allemand Lazarus Wihl (1824-1868) dans les années 1860, elle expose au Salon pour la première fois en 1867 une scène mythologique Vénus et l’Amour. Son sujet mythologique très classique est remarqué par le critique Marc de Montifaud dans la revue l’Artiste : « Les seins sont réalisés dans une abondance de pâte surglacée d’un ton d’or. La chevelure est d’un beau ton roux qui q’enlève vigoureusement sur les tempes d’une consonance brûlante.(…) C’est la chair ensoleillée. Ce n’est point l’exubérance de santé de Rubens mais la morbidesse italienne dans ses plus voluptueuses carnations. » En 1877, elle est indiquée dans les livrets comme élève de Jean-Jacques Henner (1829-1905) et de Carolus-Duran (1837-1917), dont elle suit certainement les cours au sein de « l’atelier des dames », au même titre que ses consoeurs Louise Abbéma (1853-1927) ou Juana Romani (1867-1923). Pendant trente ans, elle expose régulièrement au Salon des artistes français des allégories, des scènes empruntées à la littérature (La Ciga, La Mort d’Albine) ou des portraits d’artistes, comme les compositeurs Aristide Hignard (1822-1898) ou Pablo de Sarasate (1844-1908), le dramaturge Eugène Verconsin (1823-1891) et le sculpteur Amand-Désiré-Honoré Barré (1834-1922). Elle obtient même une mention honorable à l’Exposition universelle de 1889 pour son oeuvre Le liseur, aujourd’hui conservée au musée du Vieux-Château de Laval. De son vivant, elle fait don de certaines de ses oeuvres aux musées du Nivernais, sa région natale : Le Pêcheur au Musée de la faïence Frédéric Blandin de Nevers, Le Repos (Jeune Napolitaine) au Musée Auguste Grasset de Varzy et Marchande d’oranges dans une rue de Tanger au musée de Clamecy. Les deux dernières correspondent aux goûts de l’époque pour des sujets « exotiques ». On ne sait si ces scènes ont été réalisées lors de voyages en Méditerranée.
Après le décès de son premier époux, elle se remarie en 1889 avec le peintre Charles Landelle (1821-1908), qui connut un important succès dans le style orientaliste durant le Second Empire. Cette alliance avec celui qui était son voisin (ils habitaient tous deux quai Voltaire à Paris) lui permet de continuer à cotoyer des artistes, comme Léon Bonnat (1833-1922) et Félix-Joseph Barrias (1822-1907), témoins à leur mariage, mais aussi Henner et Carolus-Duran. Pendant presque dix ans, elle partage ainsi sa vie entre son salon du quai Voltaire et sa propriété des bords de Marne, à Chennevières dont elle réalise des paysages, comme l’indique la vente de l’atelier de Charles Landelle en décembre 1908. Avec Landelle et le fils de ce dernier, elle effectue également un voyage en Algérie d’où elle rapportera plusieurs compositions.
Elle meurt à Paris en 1898 ; son acte de décès l’identifie comme rentière. Ses héritiers sont son mari et ses cousins du Nivernais. Il semble que ses biens ont été dispersés, nulle trace de peintures ou d’archives. Peu représentée dans les collections publiques, elle reste malheureusement pour la postérité l’épouse de Charles Landelle alors qu’ils ont partagé leur vie pendant seulement une décennie. Les expositions autour de Proust permettent de la remettre sous le feu des projecteurs pour une peinture qui reste l’unique représentation picturale de la mère de Marcel Proust.
Portrait en vue
On ne sait comment Jeanne Proust a fait la connaissance d’Anaïs Beauvais. Il est possible que le peintre Lecomte de Nouÿ (1842-1923) ait été un intermédiaire puisqu’il est lié avec la famille Proust et notre artiste à qui il dédicace une peinture en 1878. Lecomte de Nouÿ avait épousé en première noce la petite-fille du sénateur Adolphe Crémieux, grand-oncle par alliance de Jeanne Proust, dont il réalise un portrait également en 1878. Anaïs Beauvais est la première à représenter en peinture l’un des membres de la famille Proust. Son époux Adrien Proust est portraituré à deux reprises : en 1885 par Lecomte de Nouÿ – encore lui – et en 1891 par Laure Brouardel (1852-1925), qui n’était autre que l’épouse du médecin des hôpitaux Paul Brouardel, un collègue du docteur Adrien Proust.
Le portrait de madame Proust nous montre une jeune femme de 33 ans, » au visage sensuel, intelligent et mystérieux » qui se détache sur un fond presque noir. Toute l’attention du spectateur est captée par la peau blanche et nacrée et l’intensité du regard doux et bienveillant. La composition évoque les portraits de Vélasquez, mais aussi de Jean-Jacques Henner. Vêtue de façon austère, elle n’en reste pas moins coquette, comme en témoigne les boucles dorées qui pendent à ses oreilles et le bouquet de fleurs coloré sur sa poitrine. Très attaché à ce portrait, Marcel Proust le garda chez lui jusqu’à sa mort en 1922. Une photo prise dans son salon de la rue Hamelin le montre en bonne place. Il est aujourd’hui l’un des chefs d’oeuvre des collections du musée Marcel Proust-Maison de tante Léonie.
M.D.
P.S : Une grande partie des sources sont citées dans l’article Wikipedia que j’ai rédigé et que je mets régulièrement à jour.
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